Jdh : Bonjour Cédric et merci de participer à cet entretien pour le Journal du hacker. Pour nos lecteurs qui ne te connaissent pas, peux-tu te présenter rapidement ?
Cédric : Bonjour Carl, et merci pour cette interview. Je m'appelle Cédric Moreau alias cgeek. Je suis un ingénieur en automatique et informatique de 29 ans, et surtout je suis développeur depuis mes 18 ans. Je vis sur Rennes avec ma compagne, et aussi j'ai un chat.
J'ai débuté ma vie post-études par 3 années de salariat en SSII, dans lesquelles j'ai commencé par maintenir puis produire des applications Java et JavaEE principalement. La 3ème année, donc 2015, fut l'occasion pour moi de travailler à 100% avec mon langage favori du moment : le JavaScript, sur Node.js.
Depuis 1 an, donc mars 2016, je suis freelance : j'ai créé ma société l'EURL Art et Zerty. Je continue de travailler pour des SSII, mais je me sens plus libre !
Mais le plus intéressant pour le Journal du hacker, c'est que je développe depuis l'été 2013 le logiciel Duniter, premier logiciel de l'histoire (un logiciel libre bien entendu) à permettre la production d'une monnaie libre décentralisée. Je suis le fondateur de ce logiciel et aussi le principal développeur. C'est mon fil rouge depuis bientôt 4 ans, et je crois bien qu'il le restera jusqu'à la fin de ma vie désormais.
Jdh : La monnaie semble prendre depuis quelques années une place grandissante dans l'informatique moderne. On pense immédiatement aux crypto-monnaies, comme le Bitcoin. Peux-tu rapidement nous préciser ce que tu entends par "monnaie libre" et ce que permet Duniter ?
Cédric : La « monnaie libre » est un concept nouveau, de la même façon qu'a pu l'être le logiciel libre dans les années 1980. Il y a d'ailleurs de grandes similitudes entre ces deux concepts car tous deux s'attachent aux libertés de l'utilisateur ; celles logicielles pour le logiciel libre et celles économiques pour la monnaie libre, et définissent quatre libertés fondamentales : les unes logicielles, les autres économiques.
Résumons ces quatre libertés pour la monnaie libre :
- l'utilisateur est libre de choisir la monnaie
- l'utilisateur est libre d'accéder aux ressources
- l'utilisateur est libre d'estimer ce qui est valeur ou pas
- l'utilisateur est libre d'échanger « dans la monnaie »
Attention : les mots ont beaucoup de sens et je dois ici les préciser. Notamment il faut bien comprendre que « libre » ne signifie pas « n'importe quoi » et que donc par exemple, dire que l'utilisateur est libre d'accéder aux ressources ne signifie pas qu'il pourrait s'approprier toutes les ressources et qu'il n'en reste plus pour les autres. La liberté se définit ici comme non-nuisance : c'est-à-dire que tout utilisateur devrait pouvoir accéder aux ressources, tout en laissant suffisamment de celle-ci en qualité et quantité pour les autres utilisateurs. Ou encore pour la liberté 1, ce n'est pas parce qu'un utilisateur choisit une monnaie que celle-ci devrait s'imposer aux autres.
De même, il ne faudrait pas tomber dans le piège logique qui consisterait à croire que la monnaie libre garantirait ces libertés, au sens où elle forcerait leur application. Il serait par exemple erroné de penser qu'adopter une monnaie libre vous permettrait immédiatement de récupérer l'or qui se trouve chez votre voisin.
Non : une monnaie est dite « libre » si elle est compatible avec ces 4 libertés, c'est-à-dire si son code monétaire ne les bafoue pas. Par exemple l'euro n'est pas une monnaie libre car elle a cours légal, elle est donc imposée. De même l'or ou le Bitcoin ne sont pas des monnaies libres puisque ce sont principalement les « mineurs » qui la produisent : les libertés 2, 3 et 4 ne sont pas respectées.
Enfin il faut bien comprendre que l'on parle ici de « monnaie libre » au sens défini par la Théorie Relative de la Monnaie (TRM), un ouvrage réalisé et publié sous licence GPLv3 par l'ingénieur Stéphane Laborde. De même que « logiciel libre » référence le sens défini par rms. Il ne faut donc pas s'offusquer que cette définition ne soit pas celle que pourraient imaginer d'autres personnes, par exemple celles qui diraient plutôt qu'une monnaie est dite « libre » si elle peut être produite par n'importe qui. C'est un point de vue possible, mais il se trouve que la définition qui nous intéresse est celle donnée par la TRM. C'est donc notre point de départ.
Que vient faire Duniter là-dedans ? Eh bien tout simplement : il permet de réaliser une monnaie libre. En termes de POO, on peut dire que Duniter implémente la monnaie libre telle que définie par la TRM.
Jdh : Si je comprends bien Duniter est la boîte à outil pour créer une (et pas "la") monnaie libre ? J'imagine donc que la création d'une monnaie libre est l'un de vos objectifs. Où en êtes-vous à ce niveau ?
Cédric : Oui, « une » monnaie libre. Car la monnaie libre n'est pas forcément numérique, ni même n'a besoin de Duniter pour fonctionner. Par exemple, des personnes souhaitant réaliser dès à présent une monnaie libre papier peuvent le faire.
Mais le problème du papier est que cela est coûteux à mettre en place, à la fois en temps et en ressources. Qui plus est, afin de vérifier que les billets papiers sont bien émis selon un Dividende Universel et qu'il n'existe pas des membres émettant de faux billets, il faut à un moment exercer un contrôle par l'informatique. Démarrer directement avec un système informatique est en réalité bien plus simple et accessible, surtout si l'on souhaite une monnaie avec un nombre conséquent d'utilisateurs qu'il faut par ailleurs eux-mêmes contrôler pour vérifier qu'il n'existe pas de double compte, et qui permettraient à leur auteur de produire plus de monnaie que les autres. Cette mécanique de vérification d'unicité des membres s'appelle « Toile de Confiance ».
Il faut bien comprendre : la toile de confiance est propre à Duniter, ce n'est pas une propriété d'une monnaie libre. Il se trouve que la monnaie libre implique d'avoir des individus identifiés pour la production du Dividende Universel, c'est pourquoi Duniter établit la toile de confiance. Mais bien d'autres systèmes pourraient exister.
Et donc, où en est-on ? Eh bien, après 3 ans et demi de développements, le 8 mars 2017 à 16h32, nous avons lancé la toute première monnaie propulsée par Duniter ! Nom de code : Ğ1. L'annonce officielle a été faite sur le site duniter.org.
Cette monnaie a déjà été adoptée par 73 utilisateurs, et totalise 18.220 unités à ce jour. Et comme il s'agit d'une monnaie libre, quotidiennement cette valeur augmente car tous les membres co-produisent leur part de monnaie chaque jour : ainsi ce midi vers 13h00, je vais moi-même produire 10,00 Ğ1 sur mon porte-monnaie personnel. Comme tous ceux ayant adopté cette monnaie et faisant partie de la toile de confiance.
Jdh : Quand je pense à une crypto-monnaie particulière, il me vient immédiatement à l'esprit son contexte d'utilisation, souvent initiée par ses créateurs et ses premiers utilisateurs.
Qu'en est-il pour le Ğ1 ? Quels sont les cas d'utilisation concrets que vos utilisateurs aujourd'hui en font ou devraient en faire dans un proche futur ?
Cédric : Pour le moment, nous n'en sommes qu'au tout début. La monnaie me semble encore peu utilisée économiquement, bien que l'on commence à voir fleurir les premiers paiements en Ğ1 : on peut noter par exemple le restaurant Nantais Etrillum qui accepte officiellement de servir des repas payés en Ğ1, ou encore le
café aux RML9, tout comme s'organise pour ces mêmes RML9 un covoiturage en minibus dont une participation en Ğ1 est acceptée.
Les principales transactions que l'on peut voir passer en blockchain sont surtout des dons, notamment à ceux qui mettent à disposition un
nœud Duniter pour faire fonctionner la monnaie, aux développeurs de Duniter et de ses clients (Sakia, Cesium, Silkaj) et plus généralement
aux personnes qui s'investissent dans le développement de Ğ1. Mais je ne vérifie pas tout ce qui s'y passe, et il y a peut-être des échanges qui
se réalisent sans que je puisse les mesurer !
Il faut dire aussi que nous ne possédons pas encore de place de marché mettant en lien acheteurs et vendeurs de biens et services payables en
Ğ1. C'est toutefois en projet, on connaît déjà le nom de ce futur service : ğchange, développé par kimamila, l'auteur de Cesium. ğchange
se présentera sous forme de site web et fonctionnera avec des pods à la Diaspora* ou Mastodon. C'est à mon avis le service essentiel qui
permettra de faire un véritable bond en avant dans la valorisation et l'utilisation de Ğ1. Au niveau technos, ğchange se base actuellement sur
des nœuds ElasticSearch et un front basé sur Ionic 2. Et je crois qu'à ce sujet, toute aide est la bienvenue !
Pendant ce temps, nous nous efforçons d'intégrer des nouveaux membres dans la toile Ğ1 afin qu'ils puissent eux aussi participer à cette
économie naissante, et fassent grandir cette toile en certifiant les personnes qu'ils connaissent. Pour donner une idée, nous sommes 73
membres actuellement et nous avons environ 300 personnes dont l'inscription est en attente. Ce week-end du 8-9 avril, entre 3 et 4
membres devraient entrer. Il y a donc du chemin à faire sur ce point !
Jdh : Tu évoques ici Sakia, Cesium et Silkaj. Tu nous as parlé de ce que faisait Duniter mais peux-tu expliquer leurs rôles respectifs de ces autres programmes ?
Cédric : Si Duniter est le cœur du réseau Ğ1, Sakia, Cesium et Silkaj en sont les éléments périphériques permettant de s'y connecter. On parle de client. Pourquoi avoir des clients ? Tout simplement car tout utilisateur n'a pas forcément besoin d'exécuter Duniter sur sa machine, qui suppose d'être connecté en permanence, de télécharger l'intégralité de la blockchain et d'utiliser ses ressources pour vérifier son
intégrité et calculer les prochains blocs. Les clients sont en fait des outils dialoguant avec le réseau Duniter (le cœur) pour y réaliser des
opérations, comme envoyer et recevoir de la monnaie, rejoindre Ğ1 en tant que membre ou encore certifier ses semblables.
Sakia est le client historique, écrit en python. C'est une application de bureau installable sur la plupart des distributions Linux. Ce client
permet de réaliser l'intégralité des opérations du réseau Ğ1 (transactions, toile de confiance). Il permet également une supervision réseau basique.
Cesium est le pendant web de Sakia. C'est-à-dire que cette application a les mêmes fonctions, mais cette fois-ci dans un navigateur. Elle a
également la réputation d'être plus simple pour un nouveau venu non-informaticien. Et pour cause, il suffit d'une connexion Internet pour y accéder.
Silkaj est le dernier né de la tribu. C'est un client en ligne de commandes. Jusqu'à il y a peu, il ne permettait que d'explorer le réseau et afficher quelques informations techniques. Mais depuis peu, il est également capable d'effectuer des transactions : on peut donc désormais envoyer et recevoir des Ğ1 en ligne de commandes ! Ce qui peut être très pratique pour des tâches d'automatisation, comme effectuer des paiements réguliers.
Jdh : C'est super, le projet bouge dans tous les sens. Dans tes rêves les plus fous, quel serait l'usage et la place occupée par Ğ1 dans notre société ?
Cédric : Dans mes rêves les plus fous, nous sommes un million d'utilisateurs. Cela peut paraître un « petit rêve pas si fou » et peu en rapport à la population française (67 millions, donc seulement 1 utilisateur sur 67 français), mais quand on regarde le Bitcoin et son impact déjà colossal
en 2014 avec une estimation à cent mille utilisateurs, faire dix fois plus, n'est-ce pas déjà prodigieux ? Imaginer qu'un million
d'utilisateurs produisent chaque jour sa part de monnaie et soit donc capable de dire lui-même ce qui est valeur ou non à ses yeux à la place
du banquier, imaginons que 10% d'entre eux soient des développeurs de logiciels libres, n'aurait-on pas là un formidable tremplin pour leur
développement ? De même pour de nombreuses autres valeurs, et au détriment de celles que ces mêmes utilisateurs de monnaie libre ne
souhaitent plus développer mais qui le faisaient par besoin ou obligation du fait du monopole des banquiers en monnaie non-libre ?
Je ne sais pas quel serait précisément l'usage de la monnaie libre, puisque je ne sais pas ce que souhaitent développer les humains. Nous
avons tous notre point de vue sur la question. C'est la raison même d'exister de la monnaie libre, reconnaître qu'on ne sait pas dire ce qui
est « production » et ce qui ne l'est pas, étant un point de vue relatif. Je trouve les logiciels libres de grande valeur et les
logiciels privateurs d'une moindre valeur. Tout le monde n'est pas d'accord avec ça. Et donc si ces humains pouvaient désormais s'adonner
en partie à développer les valeurs qui leurs sont chères, vers quoi nous dirigerions-nous ? On peut en avoir une petite idée en jouant à
Ğeconomicus, le jeu de simulation de la monnaie libre sur une durée de 80 ans. Je ne donnerai pas de résultats, je laisse les intéressés aller
les trouver ou tout simplement aller jouer à ce jeu. Mais assurément, c'est une perspective qui me plaît et m'apaise profondément.
Et là on peut se dire qu'avec nos 73 petits utilisateurs, on en est loin. Oui mais, nous étions 59 il y a 30 jours, ce qui fait une croissance de 23% en un mois. Si une telle croissance durait ne serait-ce que 3 années, nous aurions déjà le nombre d'utilisateurs que Bitcoin a eu en 5 ans. Alors, est-on si loin de ce doux rêve ? Je ne crois pas !
Jdh : Je te remercie pour cet entretien.
- Entretien réalisé par Carl Chenet pour Le Journal du hacker.